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Dans un premier temps, le 1er avril avait marqué le point culminant de la révolution nazie. Les semaines suivantes, les événements manifestèrent une tendance à se retirer dans la sphère des articles de journaux. Certes, la terreur continuait, les fêtes et les défilés continuaient, mais ce n’était plus le tempo furioso du mois de mars. Les camps de concentration étaient institutionnalisés, et on était prié de s’y faire et de tenir sa langue. La “mise au pas”, c’est-à-dire l’occupation par les nazis de tous les services publics, des administrations locales, des grands magasins, des conseils d’administration des associations et des sociétés, se poursuivait, mais désormais de façon systématique et pointilleuse, au moyen de lois et de décrets, et non plus par des “actions isolées” aussi brutales qu’imprévisibles. La révolution se bureaucratisait. Il se formait une sorte de “terre ferme des réalités” – quelque chose sur quoi l’Allemand, par la force d’une longue habitude, ne peut faire autrement que se placer.
On pouvait à nouveau se fournir dans les magasins juifs. Il est vrai qu’on était invité à ne pas le faire, et que des affiches permanentes vous qualifiaient de “traître au peuple” si on le faisait quand même, mais ce n’était plus interdit. Il n’y avait plus de SA postés devant les portes. Les fonctionnaires, médecins, avocats et journalistes juifs étaient congédiés, mais dans les formes légales, vu l’article tant et tant, et il y avait des exceptions pour les anciens combattants et les vieillards qui servaient déjà du temps de l’empereur : que désirer de plus ? Les tribunaux, qui avaient été suspendus pendant une semaine, furent autorisés à se réunir et à dire le droit. Il est vrai que l’irrévocabilité des juges fut supprimée, de façon strictement légale et dans les formes. Cependant qu’on déclarait à ces juges, qui pouvaient donc maintenant se retrouver à la rue d’un jour à l’autre, qu’on avait considérablement augmenté leurs pouvoirs. Ils étaient devenus des “juges nationaux”, des “juges souverains”. Ils n’avaient plus besoin de se cramponner frileusement à la loi. Ce n’était même pas recommandé. Compris ?
C’était étrange de se retrouver au tribunal, de siéger dans la même salle qu’auparavant, sur les mêmes bancs, et de faire comme si rien ne s’était passé. Les mêmes appariteurs, debout devant les portes, protégeaient comme toujours la dignité de la cour de justice contre toute atteinte. Même les juges étaient pour la plupart les mêmes. Bien entendu, le magistrat juif ne siégeait plus dans notre chambre, cela allait de soi. Il n’avait pas été congédié, c’était un vieux monsieur qui avait longtemps dit le droit sous l’empereur, mais on l’avait envoyé au cadastre ou à la comptabilité d’un quelconque tribunal d’instance. Un jeune juge d’instance blond, un garçon poussé en graine aux joues roses, qui détonnait au milieu des magistrats grisonnants, siégeait à sa place. Un conseiller au Kammergericht est à peu près l’équivalent d’un général, un juge de première instance est l’équivalent d’un lieutenant. On chuchotait que celui-ci était dans le privé un SS haut gradé. Il saluait le bras tendu, en claironnant Heil Hitler ! Le président de la Chambre et les autres vieux messieurs lui répondaient en agitant vaguement le bras et en marmottant une formule inaudible. Autrefois, dans la salle du conseil, il leur arrivait pendant la pause-déjeuner d’échanger en sourdine des propos mesurés sur les événements du jour ou sur des affaires judiciaires. C’était terminé. Un mutisme gêné régnait tandis qu’ils mangeaient leurs sandwiches entre deux délibérations.
Quant aux délibérations, elles se déroulaient souvent de façon curieuse. Le nouveau magistrat révélait d’une voix fraîche et assurée des connaissances juridiques déconcertantes. Nous, les référendaires frais émoulus de la faculté, échangions des regards tandis qu’il parlait.
— Ne se pourrait-il pas, cher collègue, dit enfin le président avec une parfaite urbanité, que vous ayez négligé de prendre en compte l’article 816 du Code civil ?
Sur quoi le juge distingué se mit à feuilleter son Code à la façon d’un candidat épinglé, avant de convenir, un peu confus mais toujours d’une voix claire et insouciante :
— Ah bon, d’accord. Alors, c’est exactement le contraire.
Tels étaient les triomphes de la vieille justice.
Il y avait aussi d’autres cas. Des cas dans lesquels le nouveau venu ne s’avouait pas battu, mais prononçait, un ton trop haut, des discours éloquents sur la nécessité de ne pas tenir compte dans ce cas du vieux droit écrit, prêchant à ses aînés le respect de l’esprit au détriment de la lettre, citant Hitler et s’entêtant, dans l’attitude théâtrale d’un jeune premier héroïque, à réclamer l’application d’une décision aberrante. C’était pitié que d’observer pendant ce temps les visages des vieux magistrats. Ils fixaient leurs dossiers d’un air indiciblement désolé, en tortillant désespérément entre leurs doigts un trombone ou un morceau de papier buvard. Ces bavardages qu’on leur imposait ici comme une sagesse suprême, ils avaient l’habitude de les sanctionner par un échec à l’examen terminal. Mais, derrière ce bavardage, il y avait maintenant la toute-puissance de l’État. Derrière ce bavardage se profilaient, menaçants, le licenciement pour rébellion politique, le chômage, le camp de concentration… On toussotait : “Nous partageons bien sûr tout à fait votre avis, cher collègue, disait-on, mais vous comprendrez…”, et on mendiait un peu de compréhension pour le Code civil en tentant de sauver ce qui était encore sauvable.
Voilà ce qu’était le Kammergericht de Berlin en avril 1933. C’était cette même Cour suprême dont les membres, quelque cent cinquante ans auparavant, avaient préféré se laisser enfermer par Frédéric le Grand plutôt que de changer sur ordre du roi un jugement qu’ils estimaient équitable. Tous les écoliers prussiens connaissent une anecdote datant de cette époque et qui, vraie ou non, caractérise la réputation de ce tribunal. Frédéric, faisant construire le château de Sans-Souci, réclamait la démolition d’un moulin à vent qui se dresse aujourd’hui encore à côté du château, et fit au meunier une offre d’achat. Le meunier refusa ; il ne voulait pas sacrifier son moulin. Le roi menaça alors de faire exproprier le meunier, sur quoi celui-ci répliqua :
— Eh oui, sire – mais il y a le Kammergericht de Berlin !
En 1933, on n’avait pas besoin d’un Frédéric, même un Hitler n’avait pas besoin d’intervenir personnellement pour “mettre au pas” la Cour suprême et sa jurisprudence. Il suffisait de quelques jeunes juges d’instance aux manières tranchantes et aux connaissances lacunaires.
Je ne fus pas longtemps témoin du déclin de cette grande institution antique et orgueilleuse. Ma formation s’achevait ; je ne fréquentai plus que durant quelques mois la Cour suprême du Troisième Reich. Ce furent de tristes mois. Des mois d’adieu, à plus d’un titre. J’avais l’impression d’être au chevet d’un mourant. Je sentais que je n’avais plus rien à faire dans cette maison, que l’esprit qui y régnait jadis disparaissait de plus en plus, sans laisser de traces ; j’éprouvais un sentiment de déracinement qui me faisait frissonner. Je n’avais pas été un juriste enthousiaste, certes non, et je ne m’étais pas profondément identifié à cet avenir de juge au service de l’État que mon père avait projeté pour moi. Mais j’avais éprouvé comme un sentiment d’appartenance à cette maison, et j’étais navré d’assister à la fin, à l’effondrement sans gloire d’un monde qui avait quand même été le mien, où je m’étais senti un peu chez moi, non sans sympathie et non sans quelque fierté. Ce monde disparaissait devant mes yeux ; il se désagrégeait, se décomposait sans que j’y pusse rien. La seule chose qui me restait, c’était un haussement d’épaules et la certitude mélancolique que ma place n’était plus ici.
Extérieurement, toutefois, les choses se présentaient très différemment. La cote des référendaires, c’était visible, montait tous les jours. L’Association des juristes nationaux-socialistes nous écrivait – à moi aussi – des lettres des plus flatteuses : nous étions selon elle la génération qui devait travailler à l’élaboration du nouveau droit allemand. “Rejoignez nos rangs, collaborez à la tâche immense que nous propose la volonté du Führer !” Je mettais les lettres au panier, mais tout le monde n’en faisait pas autant. On sentait que les référendaires gagnaient en importance et en assurance. C’étaient eux, maintenant, et non plus les juges, qui discutaient en initiés des affaires judiciaires. On entendait le bruit que faisaient d’invisibles bâtons de maréchal dans des musettes invisibles. Même ceux qui n’étaient pas encore nazis sentaient venir leur chance. “Eh oui, cher collègue, disaient-ils, le vent a tourné, ça bouge !” Et ils parlaient, sur un ton discrètement triomphal, de gens nommés au ministère de la Justice tout de suite après avoir passé l’examen d’assesseur et, à l’inverse, de présidents de chambre sévères et redoutés congédiés sans autres formalités – “il fréquentait de trop près la Reichsbanner, vous savez ? Il le paie maintenant”, ou envoyés dans un obscur tribunal d’instance de province. On retrouvait un peu l’atmosphère glorieuse de 1923, quand les jeunes gens s’étaient vus soudain placés aux commandes, quand on pouvait se retrouver du jour au lendemain directeur de banque et propriétaire d’automobile, tandis que l’âge mûr et la confiance obtuse accordée à l’expérience ne conduisaient qu’à la morgue.
Bien sûr, on n’était pas tout à fait revenu en 1923. Le prix d’entrée était un peu plus élevé. Il fallait surveiller un peu plus ses idées et ses paroles pour ne pas se retrouver inopinément dans un camp de concentration plutôt qu’au ministère de la Justice. Si exaltées, si victorieuses que fussent les conversations dans les couloirs du palais, elles n’en étaient pas moins un peu contraintes, non dépourvues d’un léger accent de peur et de méfiance. Les opinions exprimées ressemblaient un peu à des réponses apprises par cœur en vue d’un examen, et il n’était pas rare que l’un des discoureurs s’interrompît brusquement et jetât alentour un regard rapide pour s’assurer que personne ne s’était mépris sur le sens de ses paroles.
Jeunesse enthousiaste, mais tous avaient comme une boule dans la gorge. Un jour – je ne sais plus quel point de vue hérétique j’avais exprimé –, un de mes collègues m’emmena à l’écart et fixa sur moi de bons yeux fidèles.
— Je voudrais vous mettre en garde, cher collègue, dit-il. Je ne vous veux que du bien.
De nouveau, ses yeux plongèrent au fond des miens :
— Vous êtes républicain, n’est-ce pas ? Il posa une main apaisante sur mon bras : Chut, n’ayez pas peur, je le suis aussi, au fond de mon cœur. Je suis heureux que vous le soyez. Mais soyez prudent, ne sous-estimez pas les fascistes (car il disait “fascistes”). Aujourd’hui, on n’obtient rien en se montrant sceptique. Vous creusez votre tombe avec vos réflexions. Ne croyez pas qu’on puisse lutter contre les fascistes aujourd’hui. Et surtout pas en s’opposant ouvertement à eux ! Croyez-moi ! Je connais les fascistes peut-être mieux que vous. Les républicains doivent maintenant hurler avec les loups.
Et voilà pour les républicains.